«Il y a trop de souffrance»

À l’université de Genève, nombre de chercheuses et chercheurs subissent précarité et harcèlement. Elles·ils revendiquent des postes stables et des garde-fous face à des professeur·e·s tout·es-puissant·e·s.

Photo Eric Roset

Questions à Cécile, assistante à l’université de Genève et membre du SSP.

Le 8 octobre, le collectif de la pétition Pour la création d’emplois permanents dans le monde académique poussait un cri d’alarme contre la précarité à l’université. Ce constat vient d’être confirmé par une étude genevoise…

Cécile – Les résultats de cette enquête, commanditée par le rectorat de l’université de Genève entre juillet et septembre 2021, démontrent l’ampleur du problème: 35% des salarié·e·s qui y ont répondu affirment vivre dans la précarité; et plus de 50% d’entre eux et elles craignent d’y glisser à l’avenir. C’est d’autant plus scandaleux qu’une majorité des personnes soumises à cette situation sont âgées de 35 à 41 ans – une période de la vie où on envisage de s’installer, d’avoir des enfants, etc.

Pour 68% des salarié·e·s interrogé·e·s, cette dure réalité est due à l’enchaînement des contrats de durée déterminée – parfois durant 20 ans! Cela crée une totale incertitude sur leur futur professionnel.

À noter que cette instabilité se conjugue souvent avec de bas salaires: 6% des personnes interrogées déclarent toucher un revenu inférieur à 3100 francs par mois; et 36% gagnent moins de 4600 francs mensuels, alors que le revenu médian s’élève à 7278 francs à Genève.

L’ampleur de la souffrance au travail est aussi saisissante…

Une majorité des chercheuses et chercheurs interrogé·e·s soulignent qu’ils·elles aiment leur travail. Cependant, une proportion effrayante d’entre elles et eux travaillent dans un climat toxique: 22% disent avoir vécu ou vivre une situation de harcèlement moral; 31% ont connaissance d’un tel cas; 3,4% des femmes affirment avoir subi du harcèlement sexuel, 13% avoir été témoins d’une telle situation. Sans oublier que 44% des personnes ont des troubles du sommeil à cause du travail, 49% des tensions au travail, et 26% ont peur pendant leur temps de travail.

L’ampleur de la souffrance va au-delà de ce que nous suspections.

Comment expliquer de tels chiffres?

Les violences subies par le personnel s’expliquent par le fonctionnement du système académique. Celui-ci met aux prises, d’un côté, des professeur·e·s sur lesquel·le·s personne n’a de contrôle – pas même le rectorat. Et, de l’autre, un personnel académique doublement vulnérable: en raison de la précarité de son contrat, mais aussi de sa dépendance face au professeur-e, qui joue le double rôle de supérieur·e hiérarchique et scientifique. Conséquence: le chercheur qui émet une critique à son chef prend le risque de devoir dire adieu à sa thèse!

Ce déséquilibre alimente une forme d’omerta: à l’université, des salarié·e·s subissent des humiliations répétées, connues de tou·te·s mais jamais dénoncées, par peur de représailles.

Comment l’université réagit-elle face à ce constat?

La réaction du rectorat est positive. Celui-ci est en train d’élaborer un plan d’action, qu’il a soumis à une large concertation. Une série de professeur·e·s ont aussi le courage de nous soutenir, et nous les en remercions.

En revanche, une partie du corps professoral tente de remettre en cause les résultats de l’étude, voire de s’allier face au rectorat. Ce déni prend parfois des formes violentes – avec des attaques verbales, voire des menaces aux chercheuses et chercheurs qui osent dénoncer les problèmes.

Comme souvent, des personnes détenant beaucoup de pouvoir n’ont pas intérêt à ce que les choses bougent. Le chemin vers le changement est donc long. C’est regrettable, car nombre de collègues font face à de grandes difficultés et ont besoin de solutions urgentes.

Quelles sont les prochaines étapes de votre combat?

Notre pétition devrait être discutée par la commission «science et éducation» du Parlement fédéral dans le courant de l’année. Nous attendons le résultat des débats avec impatience. En parallèle, des espaces de discussion se mettent peu à peu en place avec le Fonds national pour la recherche scientifique (FNS) et certaines universités. L’idée est de trouver avec ces acteurs-clés une double solution permettant de casser la toute-puissance des profs et de stabiliser les salarié·e·s. Il y a trop de souffrance à l’université. Il est temps que cela s’arrête.

Comment résistez-vous aux pressions venant du corps professoral?

C’est une lutte difficile, en raison de la toute-puissance des professeur·e·s à l’université. Pour leur faire face, nous devrons renforcer l’organisation et la solidarité entre les chercheuses et chercheurs – à Genève, mais aussi entre les différentes universités et hautes écoles. Le travail syndical reste une clé incontournable.


Sur le vif

«Donner plus de pouvoir aux chercheuses»

Comment améliorer concrètement la situation des chercheuses et chercheurs?

Cécile – Le principal problème réside dans la vulnérabilité du personnel académique. C’est donc là-dessus qu’il faut agir en priorité.

Pour diminuer la précarité de ces salarié·e·s, il faut créer des postes de travail stables. Cela passe par une solution politique. C’est dans cet objectif que nous avons déposé à Berne, en octobre dernier, une pétition munie de 8600 signatures.

Pour lutter efficacement contre le harcèlement, il faudrait en parallèle donner plus de pouvoir aux chercheuses et chercheurs, afin qu’ils·elles puissent dénoncer les abus subis. Un premier pas consisterait à séparer direction hiérarchique et direction scientifique. Il faudrait aussi, pour éviter les représailles, que l’université garantisse à toutes et tous la possibilité de pouvoir soutenir leur thèse.

Enfin, les services de ressources humaines devraient se pencher, au-delà des questions de gestion, sur le bien-être des travailleuses et travailleurs.

Tout cela exige un changement de paradigme. Il faudrait que la science trouve sa place de «bien commun» destinée au bien-être collectif, entre autres de ceux et celles qui la font – plutôt que se résumer à une course inutile pour figurer en tête de classements internationaux sans aucune valeur.

Cet objectif implique qu’on augmente les moyens financiers à disposition des universités. Or aujourd’hui, leurs budgets restent bloqués, alors qu’un nombre croissant de jeunes se lancent dans des hautes études. C’est une conséquence de la politique d’austérité qui s’applique dans notre pays et qui doit être remise en cause.


Paru dans Services Publics n°2, 11 février 2022