«Orpea s’achète une virginité»

de: Guy Zurkinden, rédacteur

Dénoncé pour avoir mis sur pied un système de maltraitance généralisée, le leader mondial des EMS veut redorer son image avec l’aide d’un syndicat-alibi – sans changer ses pratiques.

photo Eric Roset

Questions à Françoise Geng, syndicaliste CGT en France et vice-présidente de la Fédération européenne des syndicats des services publics (ESPU).

Depuis des années, la CGT dénonce les pratiques du groupe Orpea…

Françoise Geng – Orpea, c’est le pire de tout ce que j’ai connu. Depuis vingt ans, cette société organise un système de maltraitance de ses pensionnaires et de ses salarié·es, dans un seul objectif: économiser sur les soins pour réaliser des profits. Dans cet objectif, Orpea rationnait les couches et l’alimentation de ses pensionnaires, licenciait du personnel et multipliait les contrats précaires. Nous dénoncions ce système depuis des années. Sans aucun écho, car Orpea est un groupe puissant. Le succès du livre de Victor Castanet [1] a enfin fait éclater ce scandale au grand jour.

Comment décrire les conditions de travail au sein du groupe?

Orpea économise un maximum sur le dos des employé·e·s. Le groupe compte le ratio de salarié·e·s le plus bas et le plus gros turn-over de tous les établissements d’hébergement pour personnes dépendantes en France [Ehpad, l’équivalent des EMS en Suisse]. Il multiplie aussi les CDD et engage du personnel sous qualifié pour comprimer la masse salariale. Pourtant, l’Etat et les collectivités locales subventionnent massivement cette société: ils financent les salaires des médecins et du personnel soignant, ainsi que l’achat du matériel nécessaire aux soins. Au cours des cinq dernières années, Orpea a détourné des dizaines de millions venant de fonds publics, ensuite investis dans le portefeuille immobilier du groupe – au détriment de la qualité des soins!

Qu’en est-il des syndicats?

Dès qu’un·e délégué syndical·e est nommé·e par ses collègues, il ou elle est viré·e. Au cours des trois dernières années, trente délégué·e·s de la Confédération générale du travail (CGT) ont été licencié·e·s. D’autres ont dû partir en raison du harcèlement dont ils et elles faisaient l’objet. Orpea a même infiltré la CGT avec de pseudo-salarié·e·s pour s’informer de notre stratégie! Elle nous a ensuite proposé 4,2 millions pour que nous retirions notre plainte!

À l’exception de la CGT, la direction d’Orpea a réussi à éliminer toutes les organisations de salarié·e·s qui n’étaient pas aux ordres. Pour arriver à ses fins, elle n’a pas hésité, lors des élections syndicales, jeter à la poubelle des enveloppes contenant des votes favorables à la CGT et à bourrer des urnes avec des bulletins de syndicats «maison»! Les syndicats CGT et CFDT ont posé plainte et demandent l’annulation des dernières élections professionnelles.

Grâce à ces magouilles, Orpea a réussi à imposer un syndicat à sa botte. Nommé «arc en ciel», celui-ci a la majorité absolue au sein du groupe. Arc en ciel et l’Unsa, autre syndicat pro-patronal chez Orpea, profitent des faveurs financières de l’entreprise pour mener leurs activités.

Le scandale qui a suivi la publication du livre de Victor Castanet a-t-il entraîné des changements?

La direction a été remaniée, et le groupe a affiché publiquement ses bonnes intentions.

Mais sur le terrain, tout continue comme avant. Dix délégué·e·s de notre syndicat sont encore en voie de licenciement. Rien n’a changé sur le plan des conditions de travail et du sous-effectif. Le système Orpea continue à faire de l’argent pour le redistribuer aux actionnaires.

Orpea vient pourtant de signer un «accord international» avec un syndicat ayant son siège à Nyon, Uni Global.

L’accord entre Orpea et Uni Global union, un syndicat actif dans les sociétés privées de services, a été négocié et signé sans consulter les salarié·e·s, ni les syndicats représentatifs au sein du groupe. Ce règlement vague ne garantit que le droit de négocier – alors que notre expérience montre qu’il est impossible de discuter avec ce groupe! Concrètement, il ne permettra aucune avancée sociale concrète ou amélioration des conditions de travail.

Je pense que cet accord a un seul objectif: après le scandale et les nombreuses plaintes qui ont été déposées depuis, la nouvelle direction veut s’acheter une image d’employeur vertueux.

De la part d’Orpea, plus rien ne nous étonne. En revanche, nous sommes consterné·e·s qu’un syndicat ait accepté de signer un pseudo-accord avec une entreprises mafieuse, à rebours de la lutte que nous menons sur le terrain.

Cette manœuvre soulève un autre problème. Orpea est une multinationale qui réalise des profits colossaux sur le dos des personnes âgées et du personnel. Plutôt que légitimer cette pratique, les syndicats devraient pour dénoncer cette marchandisation de la santé.

Orpea ne serait que la pointe de l’iceberg?

Cette société est allée le plus loin dans la course à la rentabilité, y compris en utilisant des méthodes mafieuses. Elle n’est cependant pas toute seule. En France, un autre géant privé du secteur, Korian, a été accusé d’avoir fait des profits grâce à l’argent public et dénoncé pour des cas de maltraitance.

Au-delà de ces deux groupes, la logique de marchandisation et d’économies touche l’ensemble des Ehpad privés en France (qui pèsent 25% du secteur). La privatisation des maisons de retraite a d’ailleurs alimenté la fortune de capitalistes qui figurent aujourd’hui parmi les plus riches du pays.

Pour sortir de cette logique, nous demandons la mise sur pied d’un véritable système public des soins aux personnes âgées, garantissant que chaque citoyen·ne puisse avoir une place dans un établissement géré par l’Etat ou les collectivités locales.

Du Greenwashing syndical ?

L’étrange accord signé entre Uni Global Union et Orpea

Orpea est un leader mondial en matière de soins aux personnes âgées. Basé en France, il gère plus de 1100 établissements dans 23 pays et emploie 70 000 employé·e·s, dont 25 000 en France.

Orpea a fait la fortune de son fondateur, Jean-Claude Marian, dont la fortune est estimée à près d’un milliard d’euros [2]. Parmi les principaux actionnaires du groupe, on trouve aujourd’hui le fonds de pension canadien CPPIB, la holding de la famille Peugeot, le fonds d’investissement Mirova (filiale de la banque Natixis) et le géant de la finance BlackRock.

Fin janvier dernier, un livre signé par le journaliste Victor Castanet déclenchait un scandale en décrivant le système de maltraitance généralisée mis sur pied par Orpea – un système très lucratif, qui a permis en parallèle au groupe d’investir massivement dans l’immobilier. Depuis, des dizaines de plaintes ont été déposées devant les tribunaux, y compris par l’Etat français.

Le 8 mars dernier, les syndicats CGT et Force ouvrière (FO) ont organisé des grèves dans plusieurs établissements du groupe. Un mois plus tard, Orpea et la fédération syndicale internationale Uni Global Union, dont le siège se trouve à Nyon, concluaient un «accord international sur l'emploi éthique, le dialogue social, la négociation collective et les droits syndicaux». Problème: l’accord a été négocié à l’insu des principaux syndicats actifs chez Orpea – en France la CGT, la CFDT et FO!

Sur onze pages, le traité décrit des conditions générales liant Uni global et Orpea. Il favorise le règlement de litiges à l’amiable, via un mécanisme interne de résolution des conflits. Et prévoit une contribution d’Orpea au financement d’Uni global.

La Fédération syndicale européenne des services publics a dénoncé un accord «inacceptable», négocié à l’insu des syndicats représentatifs et sans consultation des salarié·e·s.


[1] Victor Castanet: Les fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés. Fayard, 2022.

[2] L’express, 2 février 2022.