1918, naissance d’une alliance anti-ouvrière

En Suisse, la grève générale a révélé la force montante du mouvement ouvrier. Mais 1918 a aussi été une année clé pour la constitution d’un bloc bourgeois conservateur, dont l’héritage reste aujourd’hui bien vivant. Interview de l’historien Hans Ulrich Jost.

En Suisse, le débat sur la grève générale a longtemps été confisqué par la droite…

Hans Ulrich Jost – Pendant cinquante ans, et jusqu’à aujourd’hui, une tendance a dominé le débat sur la grève générale de 1918. La droite a utilisé cet épisode historique pour dénigrer, voire déqualifier le mouvement ouvrier, les syndicats et le Parti socialiste suisse. La thèse de ces milieux conservateurs est la suivante: en 1918, des milieux radicaux de gauche auraient essayé de réaliser une révolution bolchévique en Suisse.

Les recherches historiques ont pourtant démontré que c’est une situation sociale fortement dégradée qui a été la cause principale de la grève générale. Pendant la Première guerre mondiale, une majorité de la population s’est trouvée fortement appauvrie. Frappés par la famine et une mauvaise gestion de la distribution des vivres, les milieux ouvriers étaient révoltés par les bénéfices réalisés par les profiteurs de guerre – banquiers, spéculateurs, industriels et paysans.

Le discours de droite sur le « danger bolchevique » n’a donc pas de fondement historique. Sa fonction est purement idéologique: jeter le soupçon sur la gauche et justifier la formation d’un bloc bourgeois radical-conservateur. Ce bloc bourgeois formé des radicaux, des conservateurs et des paysans sera scellé par l’accession au Conseil fédéral, en 1919, du conservateur catholique fribourgeois Jean-Marie Musy, impitoyable adversaire des socialistes et des syndicats. Il va se maintenir tel quel au pouvoir jusqu’en 1943.

Dans ce sens, pour la bourgeoisie de droite, l’issue de la grève de 1918 a été interprétée comme une contre-révolution réussie.

À droite, certains milieux voulaient en découdre avec le mouvement ouvrier…

Au début novembre 1918, il a suffi de la supposition, peu fondée, que la gauche zurichoise préparerait une insurrection bolchevique pour que le Conseil fédéral décrète la levée des troupes – une provocation pour le mouvement ouvrier. Le Comité d’Olten y a répondu par des grèves partielles et, finalement, la grève générale. Jusque-là, le Comité avait utilisé la grève générale avant tout comme une menace et un moyen de pression. Son objectif était de pousser le Conseil fédéral à négocier des améliorations sociales.

Dans ce contexte, certains éléments de droite ont délibérément poussé à la confrontation, dans l’espoir de donner un coup décisif aux syndicats et au socialisme. Il faut ici mentionner le rôle central joué par trois acteurs: l’armée, les milieux bancaires et les paysans.

Quel rôle vont jouer les dirigeants de l’armée helvétique?

Le général Ulrich Wille et le chef de l’Etat-major général, Théophile Sprecher von Bernegg, sont à la tête de l’armée suisse. Ces deux hommes admirent l’armée prussienne et sont partisans d’une ligne dure. Au cours de la première Guerre mondiale, le général Wille s’est fait connaître par ses tentatives de réprimer violemment les grèves et les manifestations, en contournant les autorités politiques civiles. Avec Sprecher von Bernegg, il va chercher l’affrontement contre le mouvement ouvrier et faire pression dans ce sens sur le Conseil fédéral.

En janvier 1918 déjà, avant même que le Comité d’Olten envisage sérieusement la possibilité d’une grève générale, Sprecher von Bernegg demandait au Conseil fédéral de créer une commission pour parer à cette éventualité – dans l’objectif de préparer la mobilisation des troupes et le cadre juridique à même de réprimer les grévistes.

Cette ligne dure était-elle partagée par les milieux économiques ?

Les banquiers ont joué un rôle important dans l’escalade vers la grève générale.

La grève des employés de banque zurichois, à la fin du mois de septembre 1918, est un chapitre décisif pour comprendre la position des milieux financiers.

Les employés de banque zurichois revendiquaient une augmentation salariale et la reconnaissance de leur association professionnelle. Mais les représentants de la place financière vont refuser toute discussion avec l’Association des employés de banque zurichois.

Face au blocage, ceux-ci décident de faire grève. Pour eux, c’est une grande première. Ils sollicitent le soutien de l’Union ouvrière zurichoise, qui déclenche une grève générale d’une demi-journée à Zurich. Le mouvement sera d’une efficacité redoutable: il réussira à bloquer l’entrée de toutes les banques et forcera les banquiers à s’asseoir à la table des négociations.

La place financière est profondément choquée par cette grève. Pour ses dirigeants, il devient impératif de mettre fin à la montée de la combativité ouvrière.

Le comité de l’Association suisse des banquiers (ASB) s’adresse alors au Conseil fédéral. Il dénonce les « menaces » que l’Union ouvrière zurichoise ferait peser sur l’état de droit et demande au gouvernement de mettre toute l’énergie nécessaire pour défendre la propriété privée. Le danger d’un « coup de force bolchevique » est évoqué. Ce thème sera repris avec insistance par le général Wille.

Ces pressions joueront un rôle important dans l’envoi des troupes à Zurich.

Pourquoi les banquiers ont-ils poussé à la confrontation ?

Au sortir de la Première guerre mondiale, la place financière helvétique est intacte. De nombreux capitaux ont trouvé refuge en Suisse, et les banques ont la possibilité de se déployer à l’étranger. On se trouve au seuil du véritable décollage de la place financière internationale basée dans notre pays.

Dans cette phase décisive, la stabilité sociale est un atout extrêmement important afin de donner confiance aux clients des banques. D’où la position très dure de l’ASB.

La crainte du communisme a-t-elle joué un rôle important dans la réponse bourgeoise à la grève générale ?

Dans les discours bourgeois, l’antibolchevisme tenait une place centrale en 1918 – qu’il gardera longtemps après.

Je pense cependant que les banques et le Conseil fédéral ne craignaient pas vraiment une révolution bolchevique. Il y a plutôt eu une instrumentalisation du « péril bolchevique » par les durs de la droite, afin de justifier la répression du mouvement ouvrier.

Plus qu’une révolution, les banques craignaient les désordres sociaux, qui auraient pu entraîner des retraits de capitaux. Ils pensaient que, face à des syndicats capables d’organiser une grève générale à Zurich, il fallait un gouvernement à la poigne de fer. L’ASB appelait de ses vœux un exécutif bourgeois clairement ancré à droite – et excluant tout compromis avec le mouvement ouvrier.

À cette époque, nombre d’entrepreneurs étaient aussi persuadés que, face au mouvement syndical, la confrontation valait mieux que la négociation.

Au niveau international, certaines théories en vogue à droite affirmaient même, avant la Première guerre mondiale, qu’un conflit majeur permettrait d’éviter le déclenchement d’une révolution pour une longue période.

Quel rôle la paysannerie va-t-elle jouer dans ce conflit ?

En 1918, cinq semaines avant la Grève générale, Rudolf Minger crée le Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB) – l’ancêtre de l’actuelle UDC. Le PAB va connaître un vif succès. À ses débuts, il tient un discours violent contre les élites, dénonçant les « sacs d’argent » des entrepreneurs. Mais ce sera finalement son antisocialisme viscéral qui va l’emporter.

Malgré cette « radicalité », le PAB deviendra un parti gouvernemental en 1930, avec l’accession de M. Minger au Conseil fédéral.

Cette intégration du parti paysan à Berne a une explication: pour réprimer la grève générale, la bourgeoisie s’est appuyée sur les paysans. En novembre 1918, l’armée a mobilisé des troupes recrutées dans les campagnes – elle ne se fiait pas aux soldats issus des quartiers ouvriers.

La paysannerie va être largement remerciée pour ce soutien: les subventions qui lui sont destinées vont prendre l’ascenseur. Ce sont avant tout les gros paysans du plateau et les barons du fromage qui vont en profiter.

Les milieux paysans formeront ainsi le troisième acteur du bloc bourgeois-conservateur qui va se former après la grève générale et se maintiendra jusqu’en 1943.

Comme expliquer l’intégration du Parti socialiste au Conseil fédéral à cette date ?

C’est seulement à la veille de la Deuxième guerre mondiale que la droite va réellement chercher le compromis avec le syndicalisme et le PSS. Il y aura d’abord le premier accord de Paix du Travail, en 1937, puis l’élection premier conseiller fédéral socialiste, Ernst Nobs, à la fin de l’année 1943.

À côté d’une aile dure, la bourgeoisie connaissait aussi une aile progressiste, favorable à une politique plus sociale. Cette aile libérale est illustrée par l’action du conseiller fédéral Walther Stampfli. Membre du Parti radical, cet ancien directeur des activités commerciales et sociales au sein de l’entreprise Von Roll – dont il présidera plus tard le Conseil d’administration – siègera au Conseil fédéral de 1940 à 1947.

Partisan patronal résolu, M. Stampfli va cependant pousser à l’introduction de l’AVS, qui sera acceptée en votation populaire en 1947. Il instituera aussi un contrôle des prix durant la guerre et décrétera l’obligation des contrats collectifs obligatoires.

Pour quelle raison ? Je pense que les milieux bourgeois ont voulu éviter que l’explosion sociale de 1918 ne se répète à la fin de la Deuxième guerre mondiale. La grève générale avait été une conséquence de l’intransigeance du Conseil fédéral de l’époque, qui refusait toute discussion avec le Comité d’Olten. Dans les années 1940, la bourgeoisie a tiré les leçons de cet épisode et décidé d’intégrer le PSS – qui, entretemps, avait abandonné la référence à la « lutte des classes » et intégré la défense nationale et l’armée suisse dans son programme.

Je pense que la menace du fascisme – donc d’un corporatisme dicté par l’Etat – a aussi pesé sur les organisations économiques et les syndicats. Une partie non négligeable de la droite, du Conseil fédéral et des milieux économiques trouvaient le fascisme attrayant. Mais une majorité de la bourgeoisie a préféré un compromis avec le mouvement ouvrier, devenu très modéré, à un diktat de l’Etat sur l’économie.

Aujourd’hui, le leader de l’UDC, Christoph Blocher, invoque à nouveau le « danger bolchevique » pour discréditer la grève générale…

Une droite de tradition autoritaire, conservatrice et xénophobe, opposée au libéralisme parlementaire et au suffrage universel, a des racines profondes en Suisse – et ce depuis le XVIIIesiècle. L’« esprit suisse » est loin d’être libéral et démocratique par essence: n’oublions pas que la modernisation du système politique a dû être imposée depuis l’étranger!

Cet héritage refait surface régulièrement. L’UDC de Christoph Blocher – qui est le descendant direct du PAB – utilise aujourd’hui les principales ficelles de cette « avant-garde réactionnaire »: patriotisme, histoires mythiques, folklore, etc.

L’UDC prétend aussi défendre les paysans – ce qui est une énorme hypocrisie, car ce parti est favorable à la signature d’accords de libre-échange qui signeraient l’arrêt de mort de l’agriculture suisse.

M. Blocher renoue ainsi avec une tradition dangereuse, en dénigrant le mouvement ouvrier.

C’est le signe d’une époque. Comme dans les années 1930, la droite radicale exerce aujourd’hui une pression sur l’ensemble de la culture politique.

Paru dans Services Publics, journal du SSP, no 13, 24 août 2018