L’histoire de la grève générale de 1918 en offre un bel exemple. L’acteur principal de cet événement est évidemment le mouvement ouvrier suisse. On ne peut pas en faire l’histoire sans croiser les grands thèmes (internationalisme, pacifisme, Union sacrée, etc.) et les grandes figures du socialisme européen comme Jaurès et Zetkin à Bâle en 1912 ou Lénine dans la petite commune bernoise de Zimmerwald en 1915.
S’intéresser aux causes de la grève nous plonge au cœur de la Grande Guerre et de plusieurs de ses facettes. Il y a la détresse d’une population dont les conditions de vie s’effondrent qui débouche rapidement sur une conflictualité sociale très forte. On connait les manifestations de femmes à Petrograd qui, en 1917, déclenchèrent la Révolution russe; toute proportion gardée, c’est l’occasion de rappeler qu’en Suisse aussi les femmes manifestent de Genève à Zurich en passant par Lausanne ou Berne. Si l’on souhaite privilégier l’angle économique, il y a plusieurs pistes d’approfondissements autour de la politique menée dans ce domaine par le gouvernement (lien entre la « planche à billets » et l’inflation, rôle de l’impôt, etc.). Enfin, il y a évidemment le contexte international, surtout les révolutions russes et allemandes qui jouent un rôle sur le mouvement ouvrier suisse et, en tout cas autant, sur ses adversaires.
Quant à la grève elle-même, c’est aussi l’occasion de mettre en lumière ce qui fut peut-être les trois jours les plus intenses que connut le jeune État fédéral depuis 1848: un gouvernement qui quitte son siège pour se réfugier dans un hôtel transformé en place forte, les trains immobilisés, les rumeurs les plus folles qui circulent dans le pays, tout cela dans un contexte international chauffé à blanc par l’armistice et l’effondrement de l’empire allemand. C’est aussi l’occasion de s’intéresser aux neuf revendications du comité d’Olten qui anticipent une part importante de l’histoire sociale et politique de la Suisse du XXe siècle et qui fournissent donc autant de possibilités de prolongements. Ces neuf revendications peuvent également faire l’objet d’une discussion avec les élèves sur leur dimension «réformiste» ou «révolutionnaire», ce qui est une bonne porte d’entrée pour aborder une dimension plus historiographique.
En effet, examiner le regard bourgeois sur la grève – par la presse ou par les discours des politiciens – permet d’aborder de nouvelles thématiques encore: la xénophobie d’une part de l’élite suisse, ainsi que son antisocialisme virulent. On peut voir comment une certaine histoire de la grève (ses causes, ses intentions, etc.) va réussir à s’imposer en dépit des faits et constituer, pendant cinquante ans, l’histoire officielle de l’événement.
Bref, étudier la grève générale permet de faire en classe une histoire critique en cela qu’elle remet en causes de nombreuses idées préconçues que l’on peut se faire sur la période ou sur le pays. Cela permet également de faire une histoire connectée qui rappelle à quel point la Suisse, malgré sa neutralité, s’intègre complétement dans l’histoire de la Première Guerre mondiale… et souvent les élèves sont plus convaincu·e·s à la fin du cours qu’au début, ce qui est bon signe!
Julien Wicki
Enseignant d’histoire au Gymnase d'Yverdon, Julien Wicki a publié "On ne monte pas sur les barricades pour réclamer le frigidaire pour tous", Histoire sociale et politique du Parti socialiste vaudois, 1945-1971 (Antipodes, 2007) et a rédigé un chapitre du livre La grève générale de 1918 en Suisse – Histoire et répercussions dirigé par Jean-Claude Rennwald et Adrian Zimmermann (Alphil, 2018).