Recréer une onde de choc féministe

Militante historique du SSP, Geneviève de Rham a participé à la première grève des femmes de l’histoire suisse, en 1991. Elle se prépare à doubler la mise le 14 juin prochain.

photo Eric Roset

Interview : Guy Zurkinden

Comment as-tu vécu la grève de 1991 ?

Geneviève de Rham – Je travaillais alors au CHUV, où l’appel à la grève des femmes avait été diffusé. Dans mon service, nous avions tendu une corde à lessive et suspendu des habits, pour montrer l’autre côté de notre travail, invisible.

L’ampleur du mouvement a surpris tout le monde. Jusque dans les villages les plus reculés, des femmes se sont engagées dans des actions individuelles ou collectives. Les formes d’action ont été très variées: manifs, routes bloquées, pique-niques, marches, discussions, balais et chiffons suspendus aux fenêtres, port du badge ou d’un T-shirt fuchsia, etc.

Au travail, il y a eu des pauses prolongées, parfois accompagnées de rassemblements devant les entreprises. Chez Kodak à Lausanne, les travailleuses ont quitté leur travail pour se rendre sur la place Saint-François. À Fribourg, l’entrée du supermarché La Placette (ancêtre de Manor) a été bloquée durant une demi-heure au moment de l’ouverture.

Quelles étaient les motifs de la colère, alors ?

Les femmes exigeaient d’abord la concrétisation de l’article constitutionnel sur l’égalité entre hommes et femmes, voté dix ans auparavant, en particulier l’égalité des salaires. Elles demandaient aussi le droit à l’avortement, l’accès des filles à la formation professionnelle et universitaire. Elles dénonçaient la double journée de travail, mais aussi l’isolement des femmes au foyer et la difficulté à retrouver un emploi après avoir éduqué les enfants. Elles revendiquaient des améliorations dans l’AVS: à l’époque, les femmes qui étaient restées à la maison pour éduquer les enfants se retrouvaient dans une situation financière catastrophique en cas de divorce.

Quels ont été les acquis de ce mouvement, et ses limites ?

La grève de 1991 a créé une onde de choc, qui a permis quelques avancées: 10e révision de l’AVS; loi sur l’égalité; assurance et congé maternité; légalisation de l’avortement; élection de femmes dans les instances politiques.

Mais parallèlement, depuis les années nonante, les privatisations, les délocalisations, la montée du chômage et de la précarité, les régressions sociales ont fragilisé les salarié-e-s. La peur du licenciement et le repli sur des stratégies de défense individuelles ont gagné en force. Ces éléments jouent en faveur des employeurs et renforcent la violence sociale, qui est souvent invisibilisée.

Les luttes féministes aussi sont devenues plus individuelles, centrées sur l’accès à une carrière professionnelle ou politique. Or cette perspective se situe très loin de la réalité vécue par nombre de femmes confrontées aux licenciements, aux bas salaires, au temps partiel contraint et au travail sur appel, aux tâches domestiques et éducatives – bref, aux effets de la division sexuée du travail ancrée dans la société capitaliste.

Aujourd’hui, on assiste à une reprise des mobilisations féministes. Quelles sont les ressemblances et différences avec 1991 ?

La société a changé. La part des femmes dans la population active a augmenté, mais elles sont les championnes du temps partiel. Elles sont plus qualifiées et ont des attentes plus élevées. Les jeunes femmes se sentent égales aux hommes (alors que pour ma génération, l’inégalité était intégrée dès l’enfance). Le choc est d’autant plus fort lorsqu’elles se heurtent à la persistance des discriminations, au travail comme dans la vie familiale. Alors beaucoup de jeunes femmes s’engagent dans les collectifs pour la grève féministe, comme on a pu le voir dans les manifestations du 1er mai.

Le chemin vers l’égalité est long. Des revendications portées lors de la grève de 1991 sont reprises telles quelles en 2019: l’égalité des salaires, les structures d’accueil pour les enfants, l’amélioration des rentes pour les retraitées par exemple.

La dénonciation des violences sexistes est plus présente aujourd’hui. Ce n’est pas sans lien avec le mouvement Me too, qui a libéré la parole de millions de femmes dénonçant le harcèlement sexuel au travail et dans la sphère publique, permettant enfin de sanctionner certains harceleurs.

Qu’attends-tu de la grève du 14 juin ?

J’espère que son ampleur déclenchera, comme en 1991, une onde de choc permettant de nouvelles avancées féministes et sociales.

Pour cela, il faudra maintenir une pression après le 14 juin et continuer nos batailles… par exemple contre l’élévation de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, que le Conseil fédéral proposera dans son projet AVS 21. Mais aussi pour l’augmentation des bas salaires, la réduction du temps de travail, le partage du travail ménager et éducatif. L’inégalité salariale est, en effet, largement due à la place que prend le travail domestique gratuit dans la vie des femmes. Ce dernier est à l’origine du temps partiel et/ou des bas salaires qui caractérisent les emplois féminins (soins, nettoyage, vente, etc).

La lutte contre le sexisme devra également être poursuivie, y compris dans les syndicats.

Que dites-vous aux collègues qui ont peur de faire grève le 14 juin ?

La peur sur les lieux de travail est peut-être plus grande aujourd’hui qu’en 1991. Pour dépasser cette peur, il faut entretenir des contacts avec des collègues, discuter ensemble de ce qu’il serait possible de faire. Le conseil d’un syndicat et/ou d’un collectif est très utile pour décider que faire le 14 juin et avoir une aide en cas de problèmes éventuels.

Selon les rapports de force, la lutte prendra des formes très différentes: grève d’un jour, arrêt de travail, pause prolongée, port d’un badge ou d’un T-shirt, etc.

L’important, c’est que chaque action soit le fruit de l’initiative collective des salarié-e-s. La grève, c’est la reconnaissance qu’un conflit existe; c’est un droit qu’on prend pour faire entendre des revendications. C’est ce qui donne son importance et sa force à la grève par rapport au geste paternaliste d’un employeur qui dit à son personnel de demander congé pour participer à la grève des femmes.

Quel doit être le rôle des syndicats jusqu’au 14 juin ?

Les collectifs féministes rassemblent des femmes qui y participent à titre individuel et pas en tant que représentante d’un syndicat, d’un parti ou d’une association. Les syndicats ont cependant un rôle très important à jouer: informer, soutenir et conseiller les collègues qui veulent faire quelque chose sur leurs lieux de travail, connaître les difficultés qu’elles rencontrent au travail, construire des actions collectives avec elles. Le SSP a ouvert son fond de grève pour indemniser ses membres qui auraient des retenues de salaire pour cause de grève.