«Ce n’est pas la faute des patrons… mais des femmes»

de: Jean-François Marquis, membre du SSP

À l’approche du 14 juin, les milieux patronaux mènent une offensive sur le thème des inégalités salariales entre hommes et femmes. Objectif: attribuer les discriminations qui les frappent aux travailleuses elles-mêmes, et saper ainsi la légitimité de la revendication d’égalité.

photo Eric Roset

« On ne peut pas prétendre qu’une différence salariale équivaut à une discrimination » [1]; « Statistiques controversées sur l’égalité salariale »[2]; « Dispute au sujet des comparaisons salariales »[3]. Ces titres témoignent de la nouvelle offensive en cours pour décrédibiliser le constat que les femmes sont discriminées au niveau salarial. La grève féministe du 14 juin approche, de même que l’échéance à laquelle les entreprises de plus de 100 employé·e·s doivent informer sur l’analyse de leur différence salariale. Il s’agit d’étouffer préventivement toute revendication. Dans ce but, le patronat et ses relais bourgeois diffusent un argumentaire à « large spectre ». Son thème: les différences de salaire entre hommes et femmes ne sont pas aussi grandes qu’on le prétend – et, si elles existent encore, ce n’est pas la faute des patrons, mais… des femmes ou des « mentalités ».

Effacer les inégalités… en éliminant les femmes

La professeure d’économie à l’Université de Bâle Conny Wunsch est en pointe pour minimiser les inégalités salariales. Dans une contribution publiée en février 2021 [4], elle annonce que les différences salariales « non-expliquées » [nous revenons sur ce concept discutable plus loin] entre hommes et femmes seraient réduites « jusqu’à 50% » en appliquant les méthodes d’analyse statistique modernes. Cette « conclusion » revient en boucle dans les argumentaires patronaux et bourgeois.

Un axe décisif de la « modernisation » proposée par Mme Wunsch porte sur la comparabilité entre hommes et femmes. Au départ, une évidence: l’emploi des femmes et des hommes est ségrégué. Pour le dire simplement: le personnel soignant dans les EMS est presque exclusivement composé de femmes à temps partiel; les cadres dans les départements productifs des entreprises industrielles sont presque tous des hommes travaillant à plein temps. Cela rend difficile la constitution de paires, composées chacune d’un homme et d’une femme ayant les mêmes caractéristiques (même âge, formation, responsabilité professionnelle, branche d’activité, etc.), utilisées pour la comparaison des salaires.

Face à ce manque de « common support », pour reprendre le terme technique, les instruments statistiques « modélisent » les éléments manquants (l’homme travaillant dans les soins en EMS; la femme cadre ingénieure). Mais la modélisation peut ne pas être optimale. Pour Conny Wunsch, il ne faudrait dès lors prendre en considération que les paires homme-femme pour lesquelles un « common support » est établi. C’est ainsi, et avec le recours à des méthodes statistiques plus « robustes », qu’elle arrive à réduire l’écart salarial « non expliqué » de 50%. Mais à quel prix: 80% des femmes sont éliminées de la comparaison, car n’ayant pas d’équivalent masculin partageant leurs caractéristiques. Cela concerne en particulier les femmes avec un très bas salaire …

Une différence qui résiste

Devant l’absurdité de ce résultat – qui lui sert néanmoins à faire le buzz –, Mme Wunsch propose de limiter l’exigence de « common support » aux variables les plus importantes, élargissant ainsi la part des femmes prises en considération. La professeure bâloise arrive alors au résultat que la différence salariale « non expliquée » passe de 7,7% à 6% dans le secteur privé et de 6,4% à 3,2% dans le secteur public. Mais une femme sur cinq travaillant dans le privé et une femme sur dix dans le public sont toujours éliminées de la comparaison. Malgré toute la peine qu’elle se donne, Conny Wunsch n’arrive donc pas à faire disparaître la différence salariale « non expliquée » entre hommes et femmes. Une expertise commandée par le Conseil fédéral montrait déjà en 2015 que les prétendues analyses statistiques « plus sophistiquées » ne faisaient pas disparaître cette différence, correspondant au noyau dur de la discrimination salariale subie par les femmes [5].

L’offensive de Marcel Dobler

Le deuxième axe de la charge bourgeoise est celui-ci: les analyses officielles des différences salariales ne prendraient pas en compte suffisamment de facteurs explicatifs. On ne pourrait donc pas prétendre que les différences « non-expliquées » sont synonymes de discrimination. C’est le sens du postulat déposé en décembre 2022 par le conseiller national libéral-radical Marcel Dobler. Il demande « une étude portant spécifiquement sur la part inexpliquée de l’écart salarial entre hommes et femmes et recourant aux méthodes scientifiques les plus récentes. Les causes possibles de cet écart, telles que la maternité, l’interruption de travail, l’état civil ou l’expérience professionnelle, seront examinées pour toutes les tranches d’âge. » Membre du comité de la faitière patronale economiesuisse, cofondateur de Digitec-Galaxus qu’il a vendu à Migros en 2014, Marcel Dobler est depuis 2018 copropriétaire des magasins de jouets Franz Carl Weber, qui emploient près de 200 employé·e-s, dont très probablement une majorité de femmes… ce qui explique peut-être son intérêt pour la question.

Dans les analyses officielles actuelles, plusieurs caractéristiques prises en compte pour expliquer les différences salariales entre hommes et femmes reflètent elles-mêmes les discriminations subies par les femmes. Par exemple, la position professionnelle (être cadre ou pas) est censée « expliquer » une partie de cette différence. Mais les femmes sont souvent confrontées au mécanisme discriminatoire du « plafond de verre ». Considérer que la position professionnelle « explique » la différence salariale entre hommes et femmes revient donc à faire comme si les différences salariales découlant d‘une discrimination – le plafond de verre – sont justifiées.

Expliquer les inégalités par les femmes
Avec le postulat Dobler, on ferait un pas de plus: une différence salariale liée au fait que des femmes ont connu une maternité serait ainsi considérée comme « expliquée » et donc justifiée. En quelque sorte: les femmes gagnent moins que les hommes, parce que… ce sont des femmes. Dans sa réponse négative au postulat, le Conseil fédéral est d’ailleurs obligé de rappeler que la loi sur l’égalité stipule que toute discrimination « se fondant sur l’état civil ou la situation familiale est interdite ».

Il en faudrait cependant plus pour freiner la machine à propagande bourgeoise. Pour contourner cette objection, assez élémentaire, elle développe un double argument: les différences de caractéristiques entre hommes et femmes ne seraient en fait pas la conséquence de discriminations subies par les femmes (défavorisées pour faire carrière, par exemple), mais de leur « libre choix », ou alors des « mentalités » dominantes, « conservatrices ». En tout cas, les employeurs n’y seraient pour rien.

… ou par leurs « préférences » ?

Commençons par le « libre choix ». Une illustration en est offerte par les propos de l’économiste Conny Wunsch, toujours elle, interrogée par la NZZ [6]. A la question de savoir s’il y a encore des employeurs qui paient systématiquement moins les femmes que les hommes, elle répond que cela n’est pas exclu, mais plutôt rare à son avis. Puis elle poursuit: « (…) Ce qui est probablement plus fréquent, c’est qu’une petite entreprise n’a que peu d’argent à disposition. Elle met au concours un poste, pour lequel on gagnerait nettement plus dans une grande entreprise. Il y a de grandes chances que ce soient des femmes qui postulent, parce que des trajets plus courts, ou une plus grande flexibilité, sont plus importants pour elles qu’un salaire élevé. Est-ce une discrimination salariale? […] Si une entreprise a peu de moyens et que ce sont surtout des femmes qui postulent, on ne peut pas lui reprocher d’embaucher des femmes. Si un homme avait postulé, il aurait aussi gagné moins. Mais l’homme accepte de faire un trajet plus long, parce qu’il veut plus de salaire. À cela s’ajoute le fait que les femmes ont tendance à moins négocier leur salaire que les hommes, en particulier au moment de leur embauche. Je recommande à toute femme de le faire et de revendiquer pour leur salaire. Mais les femmes préfèrent plus souvent que les hommes éviter les risques.»

Nous y voilà: les femmes gagnent moins parce qu’elles le veulent bien, suivant leurs « préférences »… pour les trajets courts, les horaires flexibles et l’aversion au risque. De toute évidence, deux « détails » échappent à l’attention de l’économiste Wunsch.

Le poids du travail domestique

Premièrement, la prétendue « préférence » des femmes pour la flexibilité a peut-être quelque chose à voir avec le fait que la grande majorité du travail domestique et éducatif leur incombe. Où sont les mesures pour développer des services publics de garde des petits enfants, garantissant une place à tout parent en faisant la demande et accessibles sans obstacle financier ? Où est le congé parental suffisamment long permettant de passer la première année avec un·e nouveau-né·e sans devoir interrompre ou réduire drastiquement son activité professionnelle ? Où sont les sanctions sévères à l’encontre des employeurs qui continuent de licencier les femmes ayant accouché, bien que cela soit interdit ? Quand les employeurs seront-ils tenus d’accorder un temps partiel aux hommes qui en font la demande, et de réaugmenter le temps de travail des femmes ayant temporairement réduit leur taux d’activité ? À quand une diminution du temps de travail, nécessaire pour rendre compatibles activité professionnelle et responsabilités familiales ?

Question de rapports de force

Deuxièmement, dans la vraie vie, il existe autre chose que les abracadabrantes « préférences » des femmes: le « rapport de force » social. Est-ce qu’il n’y a pratiquement pas de soignantes à plein temps dans les soins à domicile ou dans les EMS, pas plus qu’il n’y a de vendeuses à plein temps, principalement à cause de leurs « préférences » ? Ou parce que le temps partiel imposé est idéal pour garantir un maximum de flexibilité aux employeurs dans la gestion des « ressources humaines » ? Les salaires des femmes majoritaires dans les soins, reconnus comme insuffisants, sont-ils dus à leurs « préférences » pour la flexibilité, à leur trop faible « productivité » (mesurée comment?) ? Ou aux contraintes budgétaires destructrices imposées aux services de santé au nom de la « lutte contre l’explosion des coûts de la santé », contraintes dont partis de droite et associations patronales sont les fers de lance? Les salaires sont-ils si bas dans la grande distribution ou dans les services de nettoyage, où les femmes sont majoritaires, parce qu’il s’agit d’entreprises qui ont « peu de moyens » ? Ou parce que Migros, Coop, Manor et autres ISS sont en position de force pour imposer leurs conditions salariales et d’emploi ? Et tous ces bas salaires, imposés dans des branches où les femmes sont fortement majoritaires, ne sont-ils pas considérés comme « normaux » parce qu’ils concernent avant tout des femmes, dont les revenus continuent à être considérés comme « d’appoint » ?

La faute aux « mentalités » ?

L’argument des « mentalités » complète le précédent. En voici une illustration. Pour donner une caution « scientifique » à son postulat, le libéral-radical Dobler invoque une « analyse récente » de l’Office de l’économie et du travail du canton de Zurich [7]. L’auteur principal de cette « analyse » est le chef du domaine économie à l’office mentionné: Luc Zobrist, élu libéral-radical en ville de Zofingue (AG) et ancien assistant de recherche chez Avenir Suisse, l’officine à produire de la propagande patronale. Un expert. Il assène que si un écart salarial entre hommes et femmes persiste, cela n’a rien à voir avec des discriminations: « Le plus grand facteur contribuant à la différence salariale [réside dans le fait que] dès que les femmes ont des enfants, elles réduisent leur taux d’activité. Il n’en découle pas seulement une baisse de leur revenu, mais, à moyen terme, de leur expérience professionnelle et de leurs chances de faire carrière ». Or, cette situation résulte de « l’influence décisive des représentations en matière de valeurs, de partage des rôles et de préférences », représentations qui sont « plutôt conservatrices en Suisse en comparaison européenne ». Donc les patrons n’y peuvent rien, ce qu’il fallait démontrer. Mais cette prétendue « explication » est doublement contestable.

Les femmes sans enfant aussi concernées

Premièrement, il est trompeur de faire croire que seules les femmes ayant eu des enfants sont concernées par des inégalités salariales. Selon l’analyse détaillée des différences salariales en 2020 publiée par l’OFS [8], la différence de salaires entre hommes et femmes parmi les personnes mariées (Zobrist se base sur l’état civil pour sa « démonstration ») se monte certes à 25%, dont deux cinquièmes (10%) sont considérés comme « inexpliqués ». Mais la différence de salaire n’est pas inexistante parmi les personnes célibataires: elle s’élève à 4,6%, dont les deux tiers (3,1%) sont considérés comme inexpliqués. Ces résultats convergent avec ceux de l’étude publiée en 2019 par Betina Combet et Daniel Oesch [9]. Se basant sur les données de deux cohortes permettant de suivre les débuts de carrière professionnelle, les deux auteurs montrent que « les jeunes femmes gagnent des salaires inférieurs aux jeunes hommes ayant des compétences comparables et travaillant dans des emplois comparables bien avant qu’elles aient des enfants » [souligné par les auteurs]. Ils estiment cette différence « inexpliquée » entre 3% et 6%.

La pression des employeurs

Deuxièmement, les patrons jouent un rôle actif dans le creusement de l’écart salarial au détriment des femmes ayant des enfants. Une autre étude [10] à laquelle a également participé Daniel Oesch en fait la démonstration. D’une part, elle montre qu’à caractéristiques égales, le fait d’avoir un enfant réduit les salaires des femmes concernées de 4% à 8%. D’autre part, une expérience menée auprès de personnes responsables du recrutement dans des services du personnel aboutit au résultat qu’elles proposent à des femmes ayant des enfants et postulant à un poste d’assistant en ressources humaines un salaire 2% à 3% plus bas qu’aux candidates sans enfant, bien que toutes les autres caractéristiques des candidates soient identiques. L’écart est plus prononcé pour les jeunes mères, pour lesquelles il atteint 6%. Ce sont donc bien des choix a priori des employeurs qui creusent l’écart salarial aux détriments des mères de famille, et pas un prétendu « manque d’expérience professionnelle ».

L’hypocrisie de la droite

Quant à invoquer « la mentalité conservatrice » helvétique pour dédouaner le patronat, c’est d’une hypocrisie typique de la part d’un représentant du parti libéral-radical (PLR), pilier depuis un siècle et demi du pouvoir bourgeois et relais fidèle des revendications patronales. Qu’a fait le PLR pour que la Suisse ne soit pas un des derniers pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes, en 1971? Qui a freiné des quatre fers, au point qu’il a fallu la première grève des femmes en 1991 pour qu’une loi sur l’égalité entre enfin en vigueur en 1996 ? Qui a combattu avec acharnement le congé maternité, qui n’existe en Suisse que depuis 2005 ? Qui bloque encore et toujours la mise en place d’un congé parental ? Qui freine depuis des décennies le financement des structures publiques d’accueil de l’enfance ?

Aux sources d’un acharnement

La « flexibilité du marché du travail » – c’est-à-dire l’absence de droits collectifs et la faiblesse des règles protégeant les salarié·e·s – a toujours été un atout décisif du patronat helvétique. La lutte menée par les femmes pour l’égalité salariale menace cet « avantage concurrentiel ». Elle pose en effet que des règles définies par la société – l’égalité entre hommes et femmes et, par conséquent, le principe que des travaux de valeurs égales doivent être rémunérés de manière égale – peuvent mettre des limites à la latitude des employeurs, que ces derniers voudraient conserver illimitée. Et cette exigence a conquis une légitimité sociale incomparable à celle d’autres revendications sociales, comme celle d’un salaire minimum par exemple. C’est cette avancée que les milieux bourgeois et patronaux sont déterminés à briser, en faisant feu de tout bois. Cela souligne le sens de l’engagement syndical en sa faveur.


[1] NZZ, 30 janvier 2023.

[2] L’Agefi, 25 janvier 2023.

[3] Télévision suisse alémanique, 10 vor 10, 6 mars 2023.

[4] Anthony Strittmatter, Conny Wunsch: The Gender Pay Gap Revisited with Big Data: Do Methodological Choices Matter? WWZ Working Paper 2021/05.

[5] Christina Felfe, Judith Trageser, Rolf Iten (2015): Étude des analyses appliquées par la Confédération pour évaluer l’égalité des salaires entre femmes et homme. Rapport final.

[6] 30 janvier 2023.

[7] Wirtschaftsmonitoring, décembre 2022, p.17.

[8] Kaiser, B. & Möhr, T. (2023):Analyse des différences salariales entre femmes et hommes sur la base de l’enquête suisse sur la structure des salaires (ESS) 2020. BSS Volkswirtschaftliche Beratung. Étude sur mandat de l’Office fédéral de la statistique (OFS), tableau 118

[9] Betina Combet et Daniel Oesch (2019): The Gender Wage Gap Opens Long Before Motherhood. Panel Evidence on Early Careers in Switzerland. European Sociological Review.Christina Felfe, Judith Trageser, Rolf Iten (2015): Étude des analyses appliquées par la Confédération pour évaluer l’égalité des salaires entre femmes et homme. Rapport final.

[10] Daniel Oesch, Oliver Lipps, Patrick McDonald (2017): The wage penalty for motherhood: Evidence on discrimination from panel data and a survey experiment for Switzerland. Demographic Research, vol 37, article 56, pp. 1793-1824