Une santé qui vacille

Pénibilité et risques élevés, manque de ressources et épuisement. Dans le secteur de la santé, tous les voyants sont au rouge, souligne la dernière enquête européenne sur les conditions de travail.

photo Eric Roset

Dans le communiqué annonçant la publication de son rapport sur l’enquête européenne 2021 sur les conditions de travail (EWCS), le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) décrit l’état de santé des salarié·e·s en Suisse comme « bon en comparaison européenne ». À lire l’entier du document, on découvre un état des lieux beaucoup moins rassurant: pénibilité physique et psychique, forte intensité du travail, heures sup, mise en danger de la santé et de la sécurité ainsi qu’épuisement sont le lot quotidien d’une part impressionnante de salarié·e·s helvétiques. C’est cependant dans le secteur de la santé que la situation semble la plus alarmante.

Contraintes et risques élevés

Les métiers de la santé impliquent une fréquence de contraintes physiques supérieure à la moyenne, indique le rapport du Seco. 46,3% (soit légèrement plus que la moyenne de 45,3%) des travailleuses et travailleurs du secteur sont ainsi amenés à réaliser souvent ou toujours des mouvements répétitifs. 30,8% (largement au·dessus de la moyenne, 19,4%) adoptent souvent ou toujours des postures douloureuses ou fatigantes, tandis que 22,5% (contre 16,2%) portent de lourdes charges. Enfin, 37% des employé·e·s actifs·ves dans les soins soulèvent ou déplacent fréquemment ou constamment des personnes – soit quatre fois plus que la moyenne!

En matière d’exposition à des substances dangereuses, 30,5% (14,4% en moyenne) des travailleuses et travailleurs de la santé interrogés annoncent manipuler ou être en contact avec des produits ou des substances chimiques; ils et elles sont 51,3% (contre 13,9%) pour ce qui est des matériaux infectieux.

Autre caractéristique des métiers de la santé: la charge émotionnelle y est très élevée. 38 % des employé·e·s affirment avoir vécu des situations de stress émotionnel au travail – contre 14% en moyenne. Au niveau des horaires de travail, l’imprévisibilité est souvent au menu: 25% des salarié·e·s ont dû « se rendre au travail dans un délai très bref plusieurs fois par mois, plusieurs fois par semaine ou tous les jours ». À nouveau, on est nettement au-dessus de la moyenne (13%).

Plus d’un tiers (35%) des employé·e·s de la santé ont vécu une mise en danger de leur santé ou de leur sécurité au travail au cours des douze derniers mois précédant l’enquête; la moyenne helvétique est de 23%; dans le secteur « industrie et construction », elle se situe à 29%.

L’épuisement au coin du lit

Selon le Seco, les salarié·e·s peuvent mieux résister aux cadences élevées, aux horaires à rallonge ou à la pénibilité du travail s’ils ont certaines « ressources » à disposition: une marge de manœuvre dans l’organisation du travail, la possibilité d’adapter les horaires à ses besoins personnels ou encore des « récompenses externes » - un bon salaire, par exemple. Or tant la marge de manœuvre que la « flexibilité positive » sont des ressources moins fréquentes dans le secteur de la santé. Globalement, 42 % des salarié·e·s (contre 27% en moyenne) y estiment ne pas avoir bénéficié, en 2021, des ressources suffisantes pour faire face aux contraintes vécues dans le travail. À cette réalité s’ajoute une insatisfaction plus marquée par rapport au niveau des salaires: seules 55 % des personnes actives dans le secteur de la santé estimaient être correctement payées, souligne le rapport européen – contre 72% pour l’ensemble de la population active !

Ce cocktail associant pénibilité, risques et manque de ressources semble avoir un impact certain sur la santé des soignant·e·s. Près d’un quart (23%, contre 9% en moyenne) d’entre elles et eux se déclarent ainsi à la fois épuisé·e·s physiquement et émotionnellement à la fin d’une journée de travail.

Motifs de fuite ?

Les données fournies par l’EWCS jettent une lumière inquiétante sur la situation du personnel de santé. Ce n’est pas la première fois. L’enquête sur la population active la plus récente menée par l’Office fédéral de la statistique (OFS), portant sur l’année 2020, indique que la branche Santé humaine et action sociale est, entre toutes, celle dont les salariées sont les plus exposées à la fois à des risques pour leur santé physique et pour leur santé mentale [1]. Cette triste réalité est antérieure à la pandémie de Covid-19, comme le soulignent les résultats de la dernière enquête sur la santé (2017) menée par l’OFS. Elle peut aider à comprendre l’hémorragie de personnel qui affecte le secteur de la santé.

Questions à Beatriz Rosende, secrétaire centrale SSP en charge du secteur de la santé

La situation préoccupante du personnel de la santé soulevée par l’enquête européenne t’étonne-t-elle ?

Beatriz Rosende – Non. Dans notre syndicat, nous constatons la surcharge et l’épuisement du personnel depuis des années, dans tous les secteurs. Il y a 10 ans déjà, des infirmières nous confiaient que les conditions de travail étaient devenues trop dures. Aujourd’hui, de jeunes collègues pensent à changer de métier en raison de la surcharge. Récemment, une sage-femme d’une maternité vaudoise m’a confié: « Je suis heureuse pendant les accouchements, mais je n’ai plus le temps de le faire correctement. Parfois, après une nuit de garde, je me dis que je vais arrêter ce magnifique métier. J’en pleure !»

Nos membres nous le répètent: « On ne peut plus faire le travail correctement avec si peu de temps et de personnel ». Les employé·e·s courent toute la journée, sans être certain·e·s qu’à l’heure de quitter le boulot, les patient·e·s ou les résident·e·s aient été correctement pris·e·s en charge.

Nous constatons aussi que des directions multiplient les pressions pour empêcher le personnel de témoigner.

Fin 2021, l’initiative « Pour des soins forts » a été acceptée par une majorité de la population. Où en est-on aujourd’hui?

Pas très loin. La mise en œuvre va passer par des étapes escarpées visant à limiter sa portée.

Rappelons aussi l’initiative ne concerne que le personnel infirmier. Or une vraie solution doit englober l’ensemble des salarié·e·s du secteur !

En parallèle, il est impératif de réformer le système de financement pour répondre aux exigences de santé publique. L’objectif d’une caisse publique reste un passage obligé.

Que faire pour améliorer les conditions de travail ?

La clé, c’est une forte participation et mobilisation du personnel: les solutions sont d’ordre collectif !

Exemple: jusqu’à récemment, des employées de ménage d’un hôpital romand « tombaient » les unes après les autres, atteintes dans leur santé. En discutant avec ces travailleuses, nous avons réalisé qu’elles devaient notamment désinfecter et retourner des matelas très lourds à chaque départ de patient·e. Ces femmes ont exigé de l’aide, et les matelas sont désormais traités par un service mécanisé.

Autre exemple récent: lors de la dernière vague de canicule, les employées des soins à domicile genevois ont exigé avec succès que les tâches de repassage chez les « client·e·s » soient reportées.

Ce sont les salarié·e·s du secteur qui savent le mieux ce qu’il faut changer pour protéger leur santé et celle de la population prise en charge !

Salarié·e·s au bout du rouleau

L’enquête européenne sur les conditions de travail (European Working Conditions Survey, EWCS) est la plus importante en la matière sur le continent. Elle se base sur les réponses de 71 000 personnes actives – dont 1224 en Suisse.

En moyenne, 55% des salarié·e·s helvétiques ont indiqué qu’ils ou elles étaient soumis·e·s à au moins une contrainte pour l’appareil locomoteur (la plus fréquente étant un mouvement répétitif de la main ou du bras, suivie de positions douloureuses et du port de charges lourdes); 26% étaient confronté·e·s à au moins une contrainte liée au bruit ou à des substances dangereuses.

Une part élevée (59%) de la population active constate souvent ou toujours des cadences de travail élevées, et plus de la moitié (52%) subit des délais « très stricts et très courts ». 36% des salarié·e·s affirment avoir souvent travaillé pendant leur temps libre.

10% des personnes interrogées affirment avoir souffert de « discriminations », « de menaces ou violences verbales » ou « d’intimidation, de harcèlement moral ou de violence » au cours des 12 mois précédant l’enquête. Tandis que 23% ont vécu un épisode perçu comme un danger pour leur santé ou leur sécurité au travail.

À la fin d’une journée de travail, 21% des salarié·e·s étaient souvent ou toujours épuisé·e·s physiquement; 4 % étaient épuisé·e·s émotionnellement; et 9 % sur les deux plans à la fois. Cela donne un total de 34% d’employé·e·s au bout du rouleau. Ces contraintes et pressions élevées ne semblent pas sans effet sur leur état de santé, 37 % affirmant souffrir de trois problèmes de santé cumulés.

Selon l’Union syndicale suisse, ces données confirment qu’« une bonne moitié des travailleuses et travailleurs suisses sont exposés à des risques psychosociaux ou autres d’origine professionnelle ». La centrale syndicale dénonce « une véritable épidémie de cas d’épuisement professionnel », liée à la durée et l’intensité élevées du travail en Suisse.

Dans ce contexte, « il est choquant de voir que le Parlement fédéral va se pencher sur une série d’interventions qui démantèleraient encore plus la protection de la santé au travail », s’insurge l’USS. C’est notamment le cas de la motion Dobler, qui veut « démanteler dans la loi sur le travail la protection contre les risque psychosociaux ». Ou d’un texte émanant du conseiller aux Etats (PLR) Thierry Burkart, visant à introduire le travail de nuit et du dimanche dans les bureaux.


[1] Lire à ce propos : https://ssp-vpod.ch/news/2021/la-sante-ce-nest-pas-la-sante