En grève pour plus de temps!

de: Michela Bovolenta, secrétaire centrale SSP

En Suisse, cumuler deux emplois à pleins temp et s’occuper d’une famille relève de l’exploit, tandis que le temps partiel se transforme souvent en piège. Lors de la Grève féministe, exigeons une réduction de la durée du travail !

photo Eric Roset

«8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil». C’était la revendication inscrite sur une affiche appelant à la mobilisation à l’occasion de la Journée internationale des travailleurs·euses… le 1er Mai 1906. Près de 120 ans plus tard, cet objectif du mouvement ouvrier n’a pas encore été atteint. En Suisse, la loi sur le travail (LTr) a figé la durée du labeur aux standards du XIXe siècle: 45 heures par semaine, jusqu’à 50 heures dans certains secteurs – sans compter les innombrables dépassements tolérés par cette loi très permissive. Et la réalité n’est pas très loin.

Champion européen du boulot
Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), le nombre d’heures travaillées en 2022 a augmenté de 1,3%. Calculée selon la méthode internationale, la durée hebdomadaire effective du travail en Suisse s’élève à 42 heures et 44 minutes. Ce qui met notre pays en tête du hit-parade des Etats de l’Union européenne (UE) et de l’Association européenne de libre-échange (AELE), devant la Roumanie (40 heures) et la Belgique (36 heures et demie) [1].

Dans ces conditions, un couple cumulant deux emplois à plein temps trime entre 85 et 90 heures par semaine, sans compter les trajets – alors qu’un nombre croissant de salarié·e·s sont pendulaires. Ce simple fait devrait interpeller toutes celles et ceux qui se demandent pourquoi une majorité d’étudiantes se voient travailler à temps partiel en cas de maternité.

Un temps qui s’allonge
Avoir les journées de boulot les plus longues d’Europe ne satisfait pourtant pas le patronat helvétique. Ce dernier revendique un allongement du temps de travail, notamment via l’augmentation de l’âge de la retraite, l’intensification des rythmes de travail et davantage de flexibilité. Avec un certain succès: dès le mois de janvier 2024, les femmes travailleront trois mois de plus avec l’entrée en vigueur de la première étape du projet AVS 21. De plus, à partir de juillet 2023, la loi sur le travail sera assouplie par deux mesures: l’amplitude de la journée de travail passera de 14 à 17 heures, et le temps de repos minimum pourra être réduit de 11 à 9 heures, plusieurs fois par semaine. Pour le moment, ces dispositions ne touchent que certains secteurs économiques (les entreprises actives dans les technologies de l’information et de la communication, dans les domaines de l’audit, de l’activité financière et du conseil fiscal).

Les patrons en redemandent
Pour le moment. Car l’Union patronale suisse (UPS) exige déjà l’extension de cet assouplissement légal aux autres branches économiques. Les employeurs justifient cette revendication en s’appuyant sur la pénurie de personnel et en prétextant que les employé·es demanderaient plus de flexibilité. Un argument trompeur. Car si nombre de salarié·e·s souhaiteraient avoir davantage de marge de manœuvre et de pouvoir de décision sur l’organisation de leur temps de travail, la flexibilité exigée par les employeurs équivaut à une disponibilité permanente à leur service– alors que le temps de travail helvétique est déjà très élastique. Or, être disponible en tout temps est rarement un souhait des travailleurs, et encore moins des travailleuses qui ont des charges familiales – et doivent, en plus de leur travail rémunéré, assurer les tâches domestiques, éducatives et de soins. L’étendue de ce labeur gratuit est immense: elle représente 9,8 milliards d’heures de travail, contre 7,6 milliards d’heures pour le travail rémunéré. Les femmes en assurent les 60% et ce sont elles qui en portent la charge mentale [2]. Comment ces salariées font-elles pour tenir le coup? La Suisse est, avec les Pays-Bas, la championne du temps partiel. Une manière de concilier travail et famille qui est le plus souvent interprétée, à tort, comme «un choix» des femmes – alors qu’une part très importante des temps partiels sont subis par des salarié·e·s qui aimeraient travailler plus – et que, pour les autres , ce «choix» est contraint par un temps plein beaucoup trop long, ainsi qu’un système d’accueil des enfants lacunaire et financièrement inabordable pour nombre de parents.

Relancer la bataille du temps
Dans ce contexte, le mouvement de la Grève féministe donne un sens nouveau à une revendication historique du mouvement ouvrier: la réduction du temps de travail. La Conférence des femmes du SSP propose de réduire ce dernier à 32 heures hebdomadaires, soit l’équivalent d’un emploi à 80% (sur une base de 40 heures hebdomadaires), avec le maintien du salaire. Les femmes du SSP veulent aussi lutter contre les temps partiels imposés en exigeant le droit à un taux d’activité fixe de minimum 70% dans les contrats de travail. Elles estiment par ailleurs nécessaire de fixer des règles en matière de planification et de respect des horaires de travail pour limiter la flexibilité subie. Enfin, les femmes du SSP demandent plus de congés, notamment maternité et parentaux.

Nous savons que cette bataille sera dure, car la question du temps est prise en tenaille entre deux lames de fond: d’un côté une vision patriarcale de la société, œuvrant en permanence pour invisibiliser et naturaliser le travail non rémunéré, comme l’a fait récemment une étude zurichoise très médiatisée; de l’autre, par l’exigence capitaliste d’intensifier, d’allonger et de flexibiliser toujours plus le temps de travail rémunéré. La réduction du temps de travail doit pourtant rester au cœur du combat syndical et féministe pour l’égalité.

Le 14 juin, revendiquons de travailler moins pour vivre mieux!

Les non-dits d’une étude très médiatisée
Début mai, une étude (pas encore publiée, ni révisée par des pair·e·s) de l’Université de Zurich a fait couler beaucoup d’encre. S’appuyant sur ses résultats, plusieurs médias ont annoncé que la majorité des jeunes femmes sondées désirent avant tout travailler à temps partiel et se marier avec un homme qui leur garantira un bon revenu. « La plupart des étudiantes préfèrent épouser un homme riche plutôt que faire carrière», titrait ainsi un hebdomadaire alémanique[3].

Selon une des auteures de l’étude, Margit Osterloh, «il faut accepter qu’il puisse exister des différences dans les préférences. Si les femmes ayant moins d’ambition de carrière ne s’en plaignent pas, nous ne devons pas les forcer à s’en trouver insatisfaites. Elles doivent cependant être conscientes des risques que le temps partiel peut impliquer au niveau financier, en particulier si elles divorcent».[4] Voilà l’église remise au milieu du village: les femmes ont des préférences, la société n’y peut rien et c’est à elles d’assumer leur choix: si un jour elles sont larguées par le prince charmant, ce sera pour leur pomme. Pour un message culpabilisant, c’est dans le mille!

De telles conclusions relèvent pourtant plus de la propagande contre l’égalité que de la science. Plusieurs analystes ont souligné les biais questionnables de l’étude zurichoise – qui, par exemple, ne posait la question de leur souhait de faire carrière qu’aux femmes désireuses de travailler à 100%. D’autres ont remarqué que les résultats de l’enquête sont bien plus nuancés qu’annoncé par les titres de presse. «Prétendre que les jeunes femmes ne cherchent qu’un homme riche, c’est tout simplement faux. L’étude ne dit pas cela», notait par exemple Michael Hermann, de l’institut de sondage Sotomo [5]. En effet, la majorité des étudiantes interrogées espèrent que leur partenaire travaillera à 60% au moment de l’arrivée d’un enfant – ce qui est aussi le vœu de 55 à 74% des hommes sondés par l’étude!

Cette aspiration au temps partiel est en effet davantage une preuve de réalisme qu’un rêve de princesse: cumuler 85 à 90 heures de travail rémunéré dans un couple, plus les trajets, plus les enfants et les tâches domestiques, c’est manquer en permanence de temps. L’aspiration des étudiantes et étudiants zurichois à disposer de davantage de temps est donc juste et légitime. Au XXIe siècle, le temps est venu de renouer avec la revendication historique du mouvement ouvrier en faveur de la réduction du temps de travail, en prenant en compte le travail non rémunéré que les mouvements féministes ont sorti de l’ombre. Aujourd’hui, le temps doit se partager de façon équilibrée entre emploi, famille, loisirs et repos.


[1] https://www.bfs.admin.ch/news/fr/2023-0509

[2] https://www.grevefeministe.ch/les-inegalites-en-2023

[3] Sonntagszeitung, 7 mai 2023.

[4] Le Temps, 10 mai 2023.

[5] Le Temps, 15 mai 2023.